Edito du Hors série n°5 – Printemps/Hiver 2012
L’écrivain qui a sans doute le mieux perçu le mystère de Jeanne d’Arc au cœur du mystère français est un Allemand, Friedrich Sieburg, auteur en 1929 de Dieu est-il français ? Essai fameux, publié en français l’année suivante par Bernard Grasset.
L’essai s’ouvre par une trentaine de pages éblouissantes sur le personnage admirable et mystérieux de Jeanne. Sieburg veut voir en elle la clef interprétative de la France, ce qui est flatteur : « Toute route, menant au cœur de l’être français, doit partir de Jeanne ». La suite n’aurait pas dû déplaire au lecteur français qui se voyait conforté dans l’idée un peu écornée aujourd’hui de sa “supériorité” : « De même que Jeanne revendiquait le roi du ciel au bénéfice exclusif de la France, de même ses descendants, nos contemporains, mettent à leur profit l’embargo sur la civilisation et ne laissent à autrui que l’alternative de se soumettre à leur esprit, ou d’être du “non-esprit”. »
La prétention française à l’universel (qui inspira entre autres les “droits de l’homme”) a été notée par tous ceux qui ont réfléchi au sujet. C’est un thème qu’a longuement développé l’anthropologue Louis Dumont dans L’idéologie allemande. France-Allemagne et retour (Gallimard, 1991). A la façon de Sieburg, mais dans un style moins coloré, Dumont discerne aussi chez les Français une culture individualiste qu’il oppose à la culture communautaire (holiste) des Allemands. Personne ne contestera qu’à partir du XVIIe siècle, la France a commencé de cultiver l’universalisme et l’individualisme, nés entre autres de la Contre-Réforme et de l’esprit de géométrie.
Les modifications intervenues dans la pensée à partir du XVIIe siècle écornent la thèse si brillante de Sieburg sur Jeanne d’Arc. Contrairement à ce qu’il croyait, la Pucelle ne fit jamais l’unanimité parmi les Français. Dès le XVIe siècle, époque de la Renaissance et des guerres de religion, sa haute figure était oubliée. Aux deux siècles suivants, qui virent triompher l’ordre classique puis la pensée rationaliste, Jeanne devint étrangère et suspecte. Son indépendance farouche, son rayonnement de sainteté magique n’étaient plus compris. Dans son Abrégé de l’Histoire de France pour l’instruction du Dauphin , Bossuet flaire en elle une hérétique dangereuse contre qui s’imposent les plus grandes réserves. Plus tard, le rationalisme et le libertinage du XVIIIe siècle dictèrent à Voltaire la satyre infâme de sa Pucelle . Le retournement vint au XIXe siècle avec l’éveil du romantisme. Redécouvrant les splendeurs celtiques et médiévales, celui-ci redécouvrait Jeanne, qui devint aussi un enjeu national et politique.
Beaucoup moins que d’une prétendue universalité, Jeanne témoigne en fait de la part médiévale et enracinée de l’âme française, dont Descartes figure le pôle opposé. En France, on ne le dit pas assez, deux traditions se mêlent et se heurtent tour à tour, tradition celtique de la poésie sensuelle et froide tradition latine de la rationalité, France de Villon et France de Bossuet. Jeanne appartient à la première et Descartes à la seconde.
Malgré ses vues profondes et sa perception psychologique, Sieburg semble avoir méconnu cette dichotomie fondamentale. Il a décrit la France arrogante d’après 1918, sans en saisir le caractère double suggéré par l’œuvre à venir de Céline. Abusé par la thématique universaliste du discours français, par l’instrumentalisation politique de Jeanne et par le fameux « embargo » sur la civilisation et l’humanité, il a imaginé que ce qu’il voyait décrivait la France de toujours, alors que ce tableau était celui d’un moment particulier.
Dominique Venner
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